lundi 30 septembre 2024

 

Un été avec Thucydide

 


Le titre est évidemment un clin d’œil à un ouvrage de Sylvain Tesson. J’ai lu Homère et Hérodote très jeune, et ces lectures m’ont marqué à tout jamais. Les références à Homère, et en particulier à l’Iliade, sont d’ailleurs assez nombreuses dans mon roman L’île profanée, de manière implicite, et de manière parfois très subtile. Seul un lecteur assidu de Homère saura les détecter. Plus largement, je ne peux cacher que j’ai conçu mon univers, celui du cycle de Myrliëndor, comme un âge des héros de style homérique, dans un cadre plus européo-syncrétique. Mais l’esprit homérique est bien là. Homère avec Tolkien et R.E Howard. En revanche, je n’avais jusqu’ici jamais vraiment lu Thucydide. Je connaissais bien la guerre du Péloponnèse, pour avoir lu divers ouvrages d’histoire grecque dans mes années d’étudiant, sans pour autant aller aux sources premières directement. Mais qu’est-ce qui ne m’attirait pas dans Thucydide ? Ce dernier est pourtant la référence préférée des historiens hellénistes, la valeur sûre, le témoignage le plus fiable, l’analyste le plus brillant, le plus rationnel, le plus rigoureux et le plus implacable ! Eh bien justement, cela manquait peut-être un peu trop de fantaisie à mon goût, et je pensais que lire Thucydide était un peu triste et ennuyeux. Finalement, trente ans plus tard (mieux vaut tard que jamais), je me suis dit enfin que plutôt que de relire cet été Homère pour la énième fois, j’allais enfin lire le général Thucydide. Oui, le général (« stratège » disait-on à l’époque), d’abord parce que cet homme a été général d’armée au début de la guerre (avant d’être ostracisé. Le rapport d’Athènes à ses grands hommes est quelque chose de détestable, soit dit en passant, quelque chose comme l’expression d’une démocratie radicale condamnée in fine par son intransigeance à la domination d’une puissance étrangère. Mais Sparte, et toutes les cités grecques, quelles que soient leur  régime, ont eu tendance à avoir la même attitude, il est vrai. D’ailleurs profitons-en pour dire que jamais un Grec des cités, que ce fusse un Athénien, un Spartiate, ou un Thébain, n’aurait pu accomplir en Perse et en Asie ce qu’a accompli un Macédonien comme Alexandre. Ni même ce qu’a accompli un Philippe II en Grèce. Parce que si un chef de guerre, mandaté par une cité, connaissait trop de succès éclatants, il devenait vite suspect aux yeux de ses magistrats. Et du reste, s’il échouait, il était tout autant suspect. Seul un système politique comme la royauté, jugé archaïque et rétrograde, propre aux barbares, pouvait cautionner une conquête militaire de grande ampleur), et aussi parce que ce  qui me frappe, c’est le style militaire de l’écriture. Un style simple, direct, factuel, et soucieux de comprendre la logique des événements. Thucydide voit d’abord dans l’histoire une logique des événements, plutôt que l’action des dieux. C’est un esprit peu religieux. Vous n’aurez pas ici toutes ces petites anecdotes sur les sentences obscures et à multiples interprétations de l’oracle de Delphes dont Hérodote (et son lecteur) était friand. Mais vous aurez le sang et les larmes, comme disait l’autre, des hommes engagés dans un conflit  majeur, qui fut, selon moi,  quelque chose comme la seconde guerre mondiale du monde hellénique et égéen (la première étant la guerre contre les Perses). Lire Thucydide, c’est la guerre du Péloponnèse comme si vous y étiez, en direct live. Il y a tellement foule de détails, de personnages, d’événements, que vous avez sous les yeux un tableau vivant. Et vous n’êtes pas perdu (il est recommandé tout de même de se documenter un peu avant sur la Grèce à l’époque classique et surtout sur sa géographie), car l’auteur est d’une clarté olympienne. En effet, Thucydide se donne l’objectif de faire comprendre au lecteur le pourquoi de ce qu’il s’est passé, l’enchaînement des causes et des effets, et en réalité, vous n’êtes jamais perdu. Les grands discours des différents protagonistes de cette guerre sont aussi régulièrement rapportés par Thucydide, et cela participe de l’immersion du lecteur dans cet univers. A ce moment-là, vous comprenez ce qu’il y a dans la tête d’un Grec au Vème siècle avant notre ère, qu’il soit athénien, spartiate, corinthien, ou autre. Vous comprenez comment parlait en public un Grec de cette époque, comment il raisonnait, comment il pensait, comment il envisageait la vie, la cité,  l’homme et le monde. Ces discours  sont d’une beauté édifiante, et renvoie les nôtres d’aujourd’hui, par cruelle comparaison,  à de pâles logorrhées. Je ne sais pas comment Thucydide a pu reconstituer ces discours, ou y avoir accès. Est-ce un pur effet de mémoire, une reconstitution de témoignages oraux, ou bien de traces écrites ? La capacité mnémotechnique des Grecs anciens, des aèdes homériques à Socrate, on le sait, était prodigieuse. Je me dis tout de même que soit Thucydide a eu accès à des sources écrites, concernant ces discours, soit il les a réécrit pour certains. Mais peu importe. Sur le fond, cela ne change rien au plus important. Et le plus important est que ces discours nous font comprendre l’état d’esprit d’un kalos kagathos, dans son idéal. Je pense par exemple aux discours des chefs spartiates exhortant leurs hoplites à être dignes de la vaillance de leurs ancêtres. Et aussi bien sûr aux discours de Périclès, exhortant ses concitoyens à tenir bon face au siège des Lacédémoniens, même quand la cité est ravagée par la peste. Cependant le stratège athénien nous montre aussi l’homme tel qu’il est, dans ses faiblesses. La reddition de cent-vint hoplites  spartiates, assiégés dans l’île de Sphacterie, en -425, fut « l’événement le plus inattendu de toute la guerre du Péloponnèse », nous dit Thucydide. Il est arrivé parfois, même aux Spartiates, de placer la vie avant l’honneur ou l’héroïsme. « Nul n’imaginait que la faim ou quelque nécessité que ce fût pût contraindre les Lacédémoniens à mettre bas les armes ; on croyait que jamais ils ne les rendraient ou que de toutes façons ils mourraient en combattant. Aussi ne pouvait-on imaginer que ceux qui s’étaient rendus fussent de la même trempe que ceux qui étaient morts. Par la suite, un allié d’Athènes posa, pour l’humilier, cette question à un prisonnier : « Etaient-ce de braves soldats, ceux d’entre vous qui ont été tués ? » L’autre répondit que la flèche serait un objet inestimable, si elle savait discerner les braves.  Il donnait ainsi à entendre que les pierres et les traits avaient frappé au hasard ». (IV, XL) ».

La guerre du Péloponnèse, globalement, fut une guerre civile du monde hellénique, de nombreuses cités voyant son corps social déchiré entre factions démocrates pro-athéniennes et factions oligarchiques pro-lacédémoniennes. Thucydide nous montre alors l’homme dans ses faiblesses, mais aussi dans son horreur. Les pages concernant les atrocités commises à Corcyre, en proie à des luttes intestines,  font froid dans le dos, et l’auteur en tire des conclusions pessimistes sur la nature  humaine. Bien avant Plaute, relu par Hobbes, il aurait pu écrire que l’homme est un loup pour l’homme.

Ce qui est frappant également en lisant l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, c’est de voir à quel point ce qui importe avant tout pour Athènes, c’est son empire maritime. Mieux vaut que l’Attique soit ravagé, que son Empire démantelé. Cet Empire, cette thalassocratie, qui lui rapporte tant de richesses : le bois, le blé, l’or de Thrace et de la Chalcidique, mais aussi le tribut (phoros) des cités alliées sur tout le pourtour de la mer Egée, permettant de financer son immense flotte navale, garantie de la protection des cités contre le danger toujours menaçant du grand Roi de Perse (non, ce dernier n’avait pas le  crâne rasé, ni des piercings dans le nez). Sparte alors se veut la libératrice des cités grecques dominées par le joug athénien. Elle proposera des alliances à de nombreuses cités, et ne leur imposera aucun tribut. Nul doute que Platon, laconisant en diable, comme Xénophon, comme bien d’autres,  créa le mythe de l’Atlantide pour critiquer la vocation thalassocratique d’Athènes, et lui dire qu’elle était vouée à sa perte. La puissance de la Terre, contre celle de la mer, incarnée par Sparte, ne pouvait souffrir ce leadership d’Athènes, obtenu après ses victoires dans les guerres médiques. Elle tentera bien d’entraîner Athènes dans des batailles rangées, mais cette dernière l’emmènera bien plus souvent sur son terrain, la mer, où elle excelle dans l’art nautique. Et paradoxalement, c’est sur la mer, sur son propre terrain, que Sparte mettra un terme à ce leadership, cet hegemon, d’Athènes, à bataille navale d’Aegos Potamoi, en -405. La ligue de Délos sera démantelée, et un régime oligarchique institué à Athènes. Mais cela, Thucydide ne nous le narre pas, son œuvre restant inachevée. Les dix dernières années de cette très longue guerre (27 ans !), nous seront narrées par Xénophon, reprenant le flambeau de l’Historiographie dans les Helléniques.

Finalement, que retenir de la lecture de Thucydide pour aujourd’hui ? Les choses ont-elles tellement changé ? L’Histoire grecque semble avoir été un laboratoire de l’Histoire mondiale, sur une autre échelle. Nous avons toujours une thalassocratie, contre des puissances de la Terre. Les pays alliés de la thalassocratie sont priés de payer un tribut. Les puissances de la Terre sont peu engageantes, bien que la fascination pour le despotisme oriental perdure chez certains. Au final, quelles que soient les raisons invoquées, c’est toujours un affrontement entre puissances dont il s’agit, pour savoir qui occupera la place de l’Hegemon. « J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture [entre Athènes et Sparte] et les différends qui l’amenèrent, pour qu’un jour on ne se demande pas d’où provient une pareille guerre. La cause véritable, mais non avouée, fut à mon avis, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerre, écrit Thucydide dans le livre I. L’Histoire est volontés des puissances (au pluriel), et non dépassement dialectique des contradictions. Le monde « multipolaire » d’aujourd’hui- le panhellénisme d’alors- est un prétexte pour qu’un hegemeon prenne la place d’un autre hegemon. Sparte jouira peu de temps de son hegemon retrouvé, avant d’être défaite par Thèbes à Leuctres en -371. Puis Thèbes sera défaite par la Macédoine (Alexandre rasera la ville !), et la Macédoine par Rome plus tard encore. Il faudra toujours qu’un hegemon prenne la place d’un autre hegemon. Exactement comme une norme doit toujours prendre la place d’une autre norme, sous prétexte de défendre le hors-norme, ou l’absence de normes. Cela, seuls les plus naïfs peuvent y croire. Et Thucydide était tout sauf un naïf.

 

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