Un
été avec Thucydide
Le titre est évidemment un clin d’œil à un ouvrage de Sylvain
Tesson. J’ai lu Homère et Hérodote très jeune, et ces lectures m’ont marqué à
tout jamais. Les références à Homère, et en particulier à l’Iliade, sont
d’ailleurs assez nombreuses dans mon roman L’île
profanée, de manière implicite, et de manière parfois très subtile. Seul un
lecteur assidu de Homère saura les détecter. Plus largement, je ne peux cacher
que j’ai conçu mon univers, celui du cycle de Myrliëndor, comme un âge des
héros de style homérique, dans un cadre plus européo-syncrétique. Mais l’esprit
homérique est bien là. Homère avec Tolkien et R.E Howard. En revanche, je
n’avais jusqu’ici jamais vraiment lu Thucydide. Je connaissais bien la guerre
du Péloponnèse, pour avoir lu divers ouvrages d’histoire grecque dans mes
années d’étudiant, sans pour autant aller aux sources premières directement. Mais
qu’est-ce qui ne m’attirait pas dans Thucydide ? Ce dernier est pourtant
la référence préférée des historiens hellénistes, la valeur sûre, le témoignage
le plus fiable, l’analyste le plus brillant, le plus rationnel, le plus
rigoureux et le plus implacable ! Eh bien justement, cela manquait
peut-être un peu trop de fantaisie à mon goût, et je pensais que lire Thucydide
était un peu triste et ennuyeux. Finalement, trente ans plus tard (mieux vaut
tard que jamais), je me suis dit enfin que plutôt que de relire cet été Homère
pour la énième fois, j’allais enfin lire le général Thucydide. Oui, le général
(« stratège » disait-on à l’époque), d’abord parce que cet homme a
été général d’armée au début de la guerre (avant d’être ostracisé. Le rapport
d’Athènes à ses grands hommes est quelque chose de détestable, soit dit en
passant, quelque chose comme l’expression d’une démocratie radicale condamnée in fine par son intransigeance à la domination
d’une puissance étrangère. Mais Sparte, et toutes les cités grecques, quelles
que soient leur régime, ont eu tendance
à avoir la même attitude, il est vrai. D’ailleurs profitons-en pour dire que
jamais un Grec des cités, que ce
fusse un Athénien, un Spartiate, ou un Thébain, n’aurait pu accomplir en Perse
et en Asie ce qu’a accompli un Macédonien comme Alexandre. Ni même ce qu’a
accompli un Philippe II en Grèce. Parce que si un chef de guerre, mandaté par
une cité, connaissait trop de succès éclatants, il devenait vite suspect aux
yeux de ses magistrats. Et du reste, s’il échouait, il était tout autant
suspect. Seul un système politique comme la royauté, jugé archaïque et
rétrograde, propre aux barbares, pouvait cautionner une conquête militaire de
grande ampleur), et aussi parce que ce
qui me frappe, c’est le style militaire de l’écriture. Un style simple,
direct, factuel, et soucieux de comprendre la logique des événements. Thucydide
voit d’abord dans l’histoire une logique des événements, plutôt que l’action
des dieux. C’est un esprit peu religieux. Vous n’aurez pas ici toutes ces
petites anecdotes sur les sentences obscures et à multiples interprétations de
l’oracle de Delphes dont Hérodote (et son lecteur) était friand. Mais vous
aurez le sang et les larmes, comme disait l’autre, des hommes engagés dans un
conflit majeur, qui fut, selon moi, quelque chose comme la seconde guerre
mondiale du monde hellénique et égéen (la première étant la guerre contre les
Perses). Lire Thucydide, c’est la guerre du Péloponnèse comme si vous y étiez,
en direct live. Il y a tellement foule de détails, de personnages,
d’événements, que vous avez sous les yeux un tableau vivant. Et vous n’êtes pas
perdu (il est recommandé tout de même de se documenter un peu avant sur la
Grèce à l’époque classique et surtout sur sa géographie), car l’auteur est
d’une clarté olympienne. En effet, Thucydide se donne l’objectif de faire
comprendre au lecteur le pourquoi de ce qu’il s’est passé, l’enchaînement des
causes et des effets, et en réalité, vous n’êtes jamais perdu. Les grands
discours des différents protagonistes de cette guerre sont aussi régulièrement
rapportés par Thucydide, et cela participe de l’immersion du lecteur dans cet
univers. A ce moment-là, vous comprenez ce qu’il y a dans la tête d’un Grec au
Vème siècle avant notre ère, qu’il soit athénien, spartiate,
corinthien, ou autre. Vous comprenez comment parlait en public un Grec de cette
époque, comment il raisonnait, comment il pensait, comment il envisageait la
vie, la cité, l’homme et le monde. Ces
discours sont d’une beauté édifiante, et
renvoie les nôtres d’aujourd’hui, par cruelle comparaison, à de pâles logorrhées. Je ne sais pas comment
Thucydide a pu reconstituer ces discours, ou y avoir accès. Est-ce un pur effet
de mémoire, une reconstitution de témoignages oraux, ou bien de traces
écrites ? La capacité mnémotechnique des Grecs anciens, des aèdes
homériques à Socrate, on le sait, était prodigieuse. Je me dis tout de même que
soit Thucydide a eu accès à des sources écrites, concernant ces discours, soit
il les a réécrit pour certains. Mais peu importe. Sur le fond, cela ne change
rien au plus important. Et le plus important est que ces discours nous font
comprendre l’état d’esprit d’un kalos
kagathos, dans son idéal. Je pense par exemple aux discours des chefs
spartiates exhortant leurs hoplites à être dignes de la vaillance de leurs
ancêtres. Et aussi bien sûr aux discours de Périclès, exhortant ses concitoyens
à tenir bon face au siège des Lacédémoniens, même quand la cité est ravagée par
la peste. Cependant le stratège athénien nous montre aussi l’homme tel qu’il
est, dans ses faiblesses. La reddition de cent-vint hoplites spartiates, assiégés dans l’île de
Sphacterie, en -425, fut « l’événement le plus inattendu de toute la
guerre du Péloponnèse », nous dit Thucydide. Il est arrivé parfois, même
aux Spartiates, de placer la vie avant l’honneur ou l’héroïsme. « Nul
n’imaginait que la faim ou quelque nécessité que ce fût pût contraindre les
Lacédémoniens à mettre bas les armes ; on croyait que jamais ils ne les
rendraient ou que de toutes façons ils mourraient en combattant. Aussi ne
pouvait-on imaginer que ceux qui s’étaient rendus fussent de la même trempe que
ceux qui étaient morts. Par la suite, un allié d’Athènes posa, pour l’humilier,
cette question à un prisonnier : « Etaient-ce de braves soldats, ceux
d’entre vous qui ont été tués ? » L’autre répondit que la flèche
serait un objet inestimable, si elle savait discerner les braves. Il donnait ainsi à entendre que les pierres
et les traits avaient frappé au hasard ». (IV, XL) ».
La guerre du Péloponnèse, globalement, fut une guerre civile du
monde hellénique, de nombreuses cités voyant son corps social déchiré entre
factions démocrates pro-athéniennes et factions oligarchiques
pro-lacédémoniennes. Thucydide nous montre alors l’homme dans ses faiblesses,
mais aussi dans son horreur. Les pages concernant les atrocités commises à
Corcyre, en proie à des luttes intestines, font froid dans le dos, et l’auteur en tire
des conclusions pessimistes sur la nature
humaine. Bien avant Plaute, relu par Hobbes, il aurait pu écrire que
l’homme est un loup pour l’homme.
Ce qui est frappant également en lisant l’Histoire de la guerre du
Péloponnèse, c’est de voir à quel point ce qui importe avant tout pour Athènes,
c’est son empire maritime. Mieux vaut que l’Attique soit ravagé, que son Empire
démantelé. Cet Empire, cette thalassocratie, qui lui rapporte tant de
richesses : le bois, le blé, l’or de Thrace et de la Chalcidique, mais
aussi le tribut (phoros) des cités alliées sur tout le pourtour de la mer Egée,
permettant de financer son immense flotte navale, garantie de la protection des
cités contre le danger toujours menaçant du grand Roi de Perse (non, ce dernier
n’avait pas le crâne rasé, ni des
piercings dans le nez). Sparte alors se veut la libératrice des cités grecques
dominées par le joug athénien. Elle proposera des alliances à de nombreuses
cités, et ne leur imposera aucun tribut. Nul doute que Platon, laconisant en
diable, comme Xénophon, comme bien d’autres,
créa le mythe de l’Atlantide pour critiquer la vocation thalassocratique
d’Athènes, et lui dire qu’elle était vouée à sa perte. La puissance de la
Terre, contre celle de la mer, incarnée par Sparte, ne pouvait souffrir ce leadership d’Athènes, obtenu après ses
victoires dans les guerres médiques. Elle tentera bien d’entraîner Athènes dans
des batailles rangées, mais cette dernière l’emmènera bien plus souvent sur son
terrain, la mer, où elle excelle dans l’art nautique. Et paradoxalement, c’est
sur la mer, sur son propre terrain, que Sparte mettra un terme à ce leadership,
cet hegemon, d’Athènes, à bataille
navale d’Aegos Potamoi, en -405. La ligue de Délos sera démantelée, et un
régime oligarchique institué à Athènes. Mais cela, Thucydide ne nous le narre
pas, son œuvre restant inachevée. Les dix dernières années de cette très longue
guerre (27 ans !), nous seront narrées par Xénophon, reprenant le flambeau
de l’Historiographie dans les Helléniques.
Finalement, que retenir de la lecture de Thucydide pour
aujourd’hui ? Les choses ont-elles tellement changé ? L’Histoire
grecque semble avoir été un laboratoire de l’Histoire mondiale, sur une autre
échelle. Nous avons toujours une thalassocratie, contre des puissances de la
Terre. Les pays alliés de la thalassocratie sont priés de payer un tribut. Les
puissances de la Terre sont peu engageantes, bien que la fascination pour le
despotisme oriental perdure chez certains. Au final, quelles que soient les
raisons invoquées, c’est toujours un affrontement entre puissances dont il s’agit,
pour savoir qui occupera la place de l’Hegemon.
« J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture [entre Athènes et
Sparte] et les différends qui l’amenèrent, pour qu’un jour on ne se demande pas
d’où provient une pareille guerre. La cause véritable, mais non avouée, fut à
mon avis, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte
qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerre,
écrit Thucydide dans le livre I. L’Histoire est volontés des puissances
(au pluriel), et non dépassement dialectique des contradictions. Le monde
« multipolaire » d’aujourd’hui- le panhellénisme d’alors- est un
prétexte pour qu’un hegemeon prenne
la place d’un autre hegemon. Sparte
jouira peu de temps de son hegemon
retrouvé, avant d’être défaite par Thèbes à Leuctres en -371. Puis Thèbes sera
défaite par la Macédoine (Alexandre rasera la ville !), et la Macédoine
par Rome plus tard encore. Il faudra toujours qu’un hegemon prenne la place d’un autre hegemon. Exactement comme une norme doit toujours prendre la place
d’une autre norme, sous prétexte de défendre le hors-norme, ou l’absence de
normes. Cela, seuls les plus naïfs peuvent y croire. Et Thucydide était tout
sauf un naïf.